Ce 10 septembre au matin, la pluie qui tombait sur Putrajaya n’a pas dissuadé une foule nombreuse de se presser devant le bâtiment de la Cour d’appel où des forces de police ont filtré dans le calme les personnes autorisées à pénétrer dans la salle d’audience. Un peu plus tard dans la journée, après avoir entendu les avocats des parties en présence, le président de la Cour d’appel, le juge Mohamad Apandi Ali, a annoncé que le jugement de la Cour serait rendu en octobre prochain, repoussant d’autant une décision très attendue sur la possibilité laissée ou non aux chrétiens d’utiliser le mot ‘Allah’ dans leurs publications.

Le 22 août dernier, l’Eglise catholique, qui est partie prenante dans cette affaire et qui conteste l’interdiction que le gouvernement lui a signifiée en 2008 d’utiliser le mot ‘Allah’ pour dire le Dieu des chrétiens dans les colonnes en langue malaise de The Herald, l’hebdomadaire de l’archidiocèse de Kuala Lumpur, avait été déboutée par la Cour ; l’Eglise estimait qu’une décision du Premier ministre d’avril 2011 l’autorisait à faire usage du mot ‘Allah’ et que la Cour d’appel n’avait donc pas à statuer sur une affaire classée, mais le juge avait au contraire rétorqué qu’il y avait matière à juger sur le fond le litige qui oppose l’Eglise au gouvernement et que l’audience du 10 septembre était donc maintenue.

Dans la salle d’audience, pleine à craquer de militants islamistes ainsi que de membres des Eglises chrétiennes, venus notamment de Bornéo – où se trouvent la grande majorité des chrétiens de langue malaise –, la Cour d’appel a donc consacré plusieurs heures à entendre les avocats des deux parties.

L’avocate du gouvernement, Me Suzana Atan, a mis en avant le fait que l’interdiction signifiée à The Herald en 2008 était motivée par le caractère éminemment sensible des questions religieuses dans un pays à majorité musulmane. Elle a présenté trois types d’arguments pour défendre le point de vue du gouvernement. « [En Malaisie], Allah est un mot sensible », a-t-elle d’abord fait valoir, rappelant qu’après la décision de la Haute Cour de justice de 2009, qui avait été favorable à l’Eglise, des actes dommageables à la paix civile avaient eu lieu, notamment des attaques incendiaires contre des églises chrétiennes et le dépôt d’une tête de cochon dans une mosquée. Quittant le terrain sécuritaire, elle s’est ensuite aventurée sur le terrain théologique, arguant du fait que « les chrétiens croient en la Sainte Trinité, là où pour les musulmans Allah est le Dieu unique ». En usant du mot ‘Allah’, les chrétiens entretiennent donc une confusion sur la réalité de qui est Dieu, confusion dont peuvent être victimes les musulmans qui viendraient à lire leurs publications. Enfin, a ajouté l’avocate, la loi de 1984 sur la presse laisse toute latitude au gouvernement d’accorder ou non une licence de publication à tel ou tel journal et les autorités n’ont pas à justifier leurs décisions en la matière.

En face, l’avocat de l’archidiocèse de Kuala Lumpur et du Herald, Me Porres Royen, a placé son argumentation sur le terrain constitutionnel, citant l’article 11 de la Constitution fédérale, lequel défend le droit de toute personne à professer, pratiquer et propager sa religion, avec cette clause restrictive qui interdit la propagation « de toute croyance ou doctrine religieuse auprès de personnes professant la religion de l’islam ». Si un non-musulman en Malaisie utilise le mot ‘Allah’ pour s’adresser à un autre non-musulman, alors il ne peut y avoir délit car cette personne agit dans le cadre de la liberté religieuse qui lui est reconnue par la Constitution, sans contrevenir à celle-ci en ce qui concerne les musulmans. L’avocat a souligné que certes l’islam jouissait en Malaisie d’une position « différente de celle des autres religions » du fait de son statut de religion officielle de la Fédération de Malaisie, mais que cela n’autorisait pas pour autant le gouvernement à placer la religion au-dessus de la Constitution. « Il n’est pas possible d’affirmer que l’action de l’Etat doit se conformer à l’islam car il est écrit que c’est la Constitution qui s’impose », a-t-il expliqué, ajoutant que le gouvernement ne disposait pas d’éléments suffisants pour interdire l’usage du mot ‘Allah’ par les chrétiens sur la base d’arguments relatifs « à l’intérêt national ou à l’ordre public ».

Parallèlement à cet agenda judiciaire, l’affaire sur l’usage du mot ‘Allah’ a fait couler beaucoup d’encres sur les réseaux sociaux, adversaires et partisans de l’utilisation de ce mot par les chrétiens de langue malaise s’opposant vertement. De plus, les analystes locaux pointent le risque de voir l’actuel Premier ministre, Najib Razak, affaibli politiquement depuis les élections législatives de mai dernier, chercher à se replier sur la base malaise de son électorat et donc à jouer une partition à connotation islamisante. Dans un contexte assez peu propice à la sérénité, des observateurs implorent les autorités de ne pas politiser la polémique et de respecter le fonctionnement normal de la justice. « Ne faites pas pression sur nos juges, écrit sur son blog Zaid Ibrahim, juriste éminent et ancien ministre de la Réforme judiciaire et des Affaires juridiques. Dernièrement, des déclarations alarmistes ont été prononcées par ceux qui sont en charge, notamment autour de cette question sur l’usage du mot ‘Allah’. Il est stupide de dire qu’une décision qui n’a pas été approuvée par le peuple mène au désordre et au chaos. Parler ainsi, c’est faire le lit de l’anarchie. »

Sur le plan judiciaire, lorsque la Cour d’appel se sera prononcée, au cas où le jugement soit favorable à l’Eglise catholique – comme cela a été le cas lors des deux procédures précédentes –, le gouvernement disposera de deux possibilités : laisser l’affaire en l’état et donc reconnaître aux chrétiens leur droit à utiliser le mot ‘Allah’, ou bien porter l’affaire devant la Cour fédérale, dernier échelon du système judiciaire malaisien.

(Source: Eglises d'Asie, 10 septembre 2013)