Kontum, Pleiku, Dakto… Pour qui se souvient de la guerre du Vietnam, dans sa version américaine, ces noms, aux confins des trois frontières (Laos, Cambodge, Vietnam), sont synonymes de fureur et de sang. En ce temps-là, les douces « montagnes » du centre du Vietnam, sur les Hauts Plateaux, ont été labourées par les bombardements, le napalm et les féroces corps-à-corps opposant les troupes communistes aux GI’s américains. Aujourd’hui, alors que le pays est unifié depuis 1975 sous l’autorité du Parti communiste, et que plus de la moitié de la population, née après cette date, n’a connu ni la guerre française, ni la guerre américaine, ni la douloureuse réunification, le diocèse de Kontum apparait, tout simplement, rural et pauvre. Kontum, et plus largement la région de Pleiku, abritent une nombreuse population issue de minorités ethniques montagnardes. Historiquement, la cohabitation a toujours été difficile entre ces peuples et les « Kinhs », les Vietnamiens. Plus pauvres, moins éduquées, issus de familles très nombreuses, d’origine animiste, les minorités ont adopté massivement la foi chrétienne.
Près de 18 % de la population totale de ce diocèse d’1,83 million d’habitants est catholique. Soit environ 320 000 fidèles, dont 230 000 montagnards, répartis en 800 villages de quatre ethnies différentes et 100 000 « Kinh » (Viets). Une dizaine de langues diverses sont parlées dans ces montagnes. Sous un climat agréablement tempéré, loin de la frénésie qui agite Hanoï et Hô-Chi-Minh-Ville, les Banars, les Jerais, les Sedangs et d’autres cultivent, au flanc escarpé des collines, le thé, le café, le poivre et le manioc. Les hévéas affichent fièrement leurs saignées en forme de col dur d’où suinte le latex. Quelques rizières encaissées dans les fonds de vallées sont parcourues de tracteurs antédiluviens. Ici comme ailleurs, les rivières sont polluées, mettant en péril le fragile équilibre de vie local. Bruns, râblés, les montagnards chasseurs et cueilleurs sont ici chez eux, à l’aise dans les forêts et leurs mystères. On se déplace massivement, avec la hotte de vannerie dans le dos, en petites motos, avec trois ou quatre passagers. Certaines semblent avoir parcouru, il y a 50 ans, les multiples rameaux de la piste Hô Chi Minh, très active en ces confins des trois frontières (Laos, Cambodge, Vietnam). Chaque ethnie porte, du moins les jours de fête, des habits tissés, toujours harmonieux, selon ses couleurs distinctives. Répartis en 116 paroisses, 163 prêtres (80 diocésains dont six montagnards et 73 religieux) exercent leur ministère, avec 90 religieux et 533 religieuses.
Un paradis couturé de cicatrices
Truculent et francophone, cette dernière qualité devenant rare dans le Vietnam contemporain, le P. Dong, jovial vicaire général septuagénaire, parcourt inlassablement, depuis plus de quarante ans, les pistes pas toujours praticables de son diocèse. Il affirme, facilement blagueur : « Ici, les montagnards obéissent aux prêtres, pas au communistes ». Plus loin, il ajoutera, d’un clin d’œil jovial : « Les montagnards préféraient les prêtres français aux prêtres vietnamiens, car ces derniers doivent se partager avec leurs familles ! » Toutes ces paroisses, aujourd’hui baignées d’un calme bucolique, ont une histoire troublée. Ici, on se souvient qu’un prêtre français, le P. Théophile Bonnet (1926-1961), a été assassiné en allant célébrer une messe à Kon Kola. Là, c’est le souvenir du P. Joseph Minh, abattu au pied d’un pont par des maquisards. Ailleurs, les ruines d’une église bombardée, soupçonnée d’avoir accueilli des maquisards vietcongs. Plus loin, ce catéchiste a passé plusieurs années en prison. À Pleiku, une grande église du centre-ville est toujours transformée en Luna Park. À Kontum, l’école des catéchistes, mitoyenne de la cathédrale, est devenue une école publique. Partout, l’Église peine à obtenir les autorisations pour ouvrir dispensaires et écoles, si indispensables dans ce contexte de dénuement rural. Et pourtant, des dizaines de religieuses accueillent jeunes mères isolées, orphelins et très jeunes enfants issus de familles nombreuses très pauvres…
Depuis la deuxième moitié du XXe siècle, ce petit paradis apparemment paisible s’est donc couturé de cicatrices. Et pourtant, la vie est là, calme et tranquille. Chaque village est regroupé autour de sa vaste maison commune, au toit de chaume si caractéristique : très haut, très pointu. C’est là que se prennent collectivement toutes les décisions. Les très nombreuses églises, blotties au flanc des collines, ont repris ce style caractéristique, sans oublier les grands mâts plantés devant l’entrée, symbolisant la relation aux esprits. Ainsi, l’animisme polythéiste issu des mondes de la forêt a pu s’accomplir en un monothéisme chrétien. À l’échelle du Sud Est asiatique (Thaïlande, Laos, Cambodge, Vietnam), c’est d’ailleurs une constante : glissant sur les sagesses orientales, structurellement étanches au monothéisme incarné, c’est au cœur des animismes ruraux que le christianisme a pu prendre racine. « Avant même l’évangélisation, les montagnards croyaient en leurs dieux » explique Sr Cecilia, laïque consacrée de l’Eau Vive, elle-même Kinh, qui découvre la richesse des mondes montagnards.
Dans ces paroisses ethniques, l’un des rares points communs avec le reste du pays apparaît dans chaque presbytère : la filiation de la paroisse s’affiche partout, depuis les évêques et missionnaires français fondateurs – Mgr Martial Jannin (1867-1940), Mgr Jean Liévin Sion (1890-1951), Mgr Paul-Léon Seitz (1906-1984), mais aussi les pères Charles Gorissen (1916-2013) à Ninh Duc, Paul Crétin (1892-1978) à Dak Cho, Paul Beysselance (1921-2015) à Dak Mot et Claude Corompt (1881-1969) à Phu Tho, entre autres – jusqu’aux vicaires les plus récents, tous Vietnamiens depuis trois générations. Ici, comme ailleurs au Vietnam, l’Église est familiale et n’oublie jamais de se remémorer ses origines, avec fidélité et loyauté.
Ce qui n’a pas empêché, dès les débuts, une inculturation ethnique, tant architecturale que linguistique. À Kontum, la cathédrale de bois, en forme de maison commune Banar, a été construite sur pilotis en 1913. Tout comme le petit séminaire, à deux pas. Fiers de ce patrimoine, les touristes vietnamiens viennent s’y photographier… Lors des messes dans les villages, toujours quotidiennes et massivement fréquentées, la liturgie est célébrée dans les langues des minorités. Bible et Évangiles ont été traduits depuis bien longtemps. De même, l’assistance se déchausse avant de pénétrer dans le chœur, lui-même dépourvu de bancs. On s’accroupit. Mais ici comme ailleurs au Vietnam, hommes et femmes sont séparés et les chants sont quasiment criés en une longue houle envoutante, rythmée par les xylophones traditionnels.
« Tout est grâce »
Dans ce décor, trois initiatives, inattendues à des yeux européens, témoignent de la vitalité de cette Église locale. À Dak Giac, en à peine deux ans, le P. Dominique Tran Van Vu a construit, en lisière du bourg, une église remarquable, tant par sa taille – elle peut contenir jusqu’à 8 000 personnes – que par la richesse de son ornementation, avec quatre répliques de la grotte de Lourdes – présence obligée dans toute paroisse vietnamienne – et un chemin de croix géant. Entouré de paroisses pauvres, l’édifice, pourtant conforme aux caractéristiques ethniques locales, détonne par sa magnificence. Mais sur place, la fierté domine. Là comme ailleurs, il suffit de se souvenir de nos cathédrales médiévales, construites au milieu d’un océan de pauvreté matérielle. Pour Dieu, rien n’est-il trop beau ? « Tout est grâce » répond dans un sourire le P. Dominique lorsqu’on l’interroge sur ses sources de financement. Dans l’Église, comme dans toute la société vietnamienne, les solidarités financières et le mécénat sont très actifs, jusque dans la diaspora à l’étranger. L’argent liquide circule facilement entre prêtres et paroissiens. Sans oublier les 200 paroissiens qui, à Dak Giac, ont donné gratuitement de leur temps.
À plus de mille mètres d’altitude, il fait facilement frais. Pour se protéger du froid, le P. Barthélémy Thinh, rédemptoriste vietnamien, recteur du tout nouveau sanctuaire marial de Mangden, a retapé à sa façon un vieil autobus, qu’il a transformé en presbytère. Car le P. Thinh doit gérer des dizaines de milliers de pèlerins. En effet, il y a seulement vingt ans, un engin de chantier a déterré, lors de la construction d’une route, une statue sans mains d’une Vierge. Très vite, les montagnards environnants lui ont confié leurs prières, dont beaucoup ont été exaucées. Et les foules, loin d’être toutes catholiques, ont afflué, avec l’accord des autorités locales. L’Église a pu acquérir un terrain de six hectares, sur lequel le P. Thinh campe aujourd’hui. À vingt mètres de sa cagna s’édifie une magnifique église. Elle devrait être consacrée dans quelques mois. On peut y voir, sans grand risque, un futur Lourdes vietnamien. Les autorités y sont favorables, car l’effet bénéfique pour l’économie locale est indéniable…
Enfin, le P. Dong est très attaché à l’action de nombreux diocésains en faveur du respect de la vie. Dans un pays où les morts vivent d’une certaine façon au milieu des vivants, notamment sur les autels des ancêtres ou lors des anniversaires de décès, ces groupes tiennent à inhumer, par milliers, au fil des mois, les fœtus issus d’avortements. Ainsi, ce matin-là, 200 personnes sont rassemblées au cimetière de Chu Hieng, à dix kilomètres de Pleiku pour inhumer 22 urnes, au milieu de dizaines de milliers de petites tombes marquées d’une croix. Les autorités ont fait don du terrain. Loin d’être des militants, ces fidèles tiennent simplement à ce geste, perçu comme naturellement humain. Ainsi, deux générations après le départ des derniers prêtres français, un catholicisme montagnard vietnamien dessine, peu à peu, son nouveau visage, respectueux de son héritage et attentif à créer ses propres chemins.
(Églises d'Asie - le 17/11/2018 / Frédéric Mounier)