Ce 23 mars, en annonçant le décès de Lee Kuan Yew, les autorités singapouriennes ont décrété un deuil de sept jours dans la cité-Etat afin d’honorer la mémoire et l’œuvre de celui qui fut le premier Premier ministre de Singapour. Une mesure exceptionnelle à la hauteur de la place prise par celui qui restera dans les chroniques comme le fondateur et le maître incontesté d’une réussite économique et d’un « modèle » social unique.
« Lee Kuan Yew a réussi à créer à Singapour un pays qui est un modèle de coexistence pacifique entre les religions ainsi que de liberté religieuse réelle. Suite aux émeutes raciales de 1969, l’harmonie raciale et religieuse a été le leitmotiv de sa politique de construction de la nation. » C’est en ces termes que le P. Joseph de Dinechin, jeune missionnaire français à Singapour, décrit à l’agence Fides l’œuvre de Lee Kuan Yew, mort ce 23 mars à l’âge de 91 ans après avoir été le Premier ministre de Singapour de 1959 à 1990 et avoir, après cette date, exercé une influence prépondérante sur la vie de cette micro-nation peuplée de 5,6 millions d’habitants.
A propos de la liberté de religion à Singapour, le P. de Dinechin, membre de la Société des Missions Etrangères de Paris, rappelle ceci : « Lee Kuan Yew, lui-même officiellement sans religion, était un pragmatique qui avait pris acte que l’aspiration religieuse faisait partie intégrante de l’humanité et que la religion représentait un apport positif à la société ; les différentes religions ont donc eu totale liberté de se développer, pourvu qu’elles ne s’opposent pas au bien commun de la société. » Cette conception des rapports humains a ainsi trouvé à s’appliquer dans une politique du logement volontariste placée sous la houlette du House Development Board (HDB), qui construit les immeubles et oblige à une mixité sociale et religieuse. « Chrétiens, musulmans, hindous, taoïstes et bouddhistes coexistent dans une amitié réelle. A Singapour, le gouvernement est partie prenante du dialogue interreligieux qu’il encourage et coordonne », remarque le missionnaire.
Aujourd’hui, « l’Eglise catholique réunit 6 % des Singapouriens et exerce une réelle influence dans les domaines éducatifs et sociaux ; les fils de Lee Kuan Yew (dont l’actuel Premier ministre Lee Hsien Loong) ont ainsi été éduqués dans des écoles catholiques, et l’Eglise continue d’évangéliser librement et avec passion », indique encore le P. de Dinechin, qui ne cache pas que « des sujets de désaccord » ont pu exister entre l’Eglise catholique et le gouvernement du People’s Action Party (PAP), le parti longtemps hégémonique de Lee Kuan Yew. Ces désaccords ont porté notamment dans les années 1970 sur la politique de limitation drastique des naissances et dans les années 1980 sur la défense des travailleurs migrants, notamment des employées de maison.
Immergée au cœur d’un vaste ensemble malais, la cité-Etat n’était viable que si elle était capable de se construire une identité nationale. Tel était du moins l’objectif qu’avaient à l’esprit les fondateurs de Singapour, et le plus illustre d’entre eux en tête. Lee Kuan Yew a voulu inventer une modernité qui ne soit pas occidentale, mais asiatique. Misant dans un premier temps sur le confucianisme traditionnel, il avait développé une pensée où les religions, quelles qu’elles soient, se devaient d’être au service d’un bien commun défini comme le développement économique et l’élévation du niveau de vie.
Au cours des années 1980, la politique qui en découla se heurta à la naissance d’embryons de société civile, notamment au sein de l’Eglise catholique. Mais le gouvernement réagit alors par la répression, faisant voter une loi de « maintien de l’harmonie religieuse », dont l’objet était de contrôler les espaces de réflexion, éventuellement de contestation, qui seraient venus à exister hors du contrôle gouvernemental, dans les religions. Au fil des années 1990, avec le développement des classes moyennes éduquées, la nouvelle génération de dirigeants qui accéda aux responsabilités se rendit compte que le système avait besoin d’un peu de souplesse, mais il n’était toujours pas admis que la société civile puisse se développer de manière autonome. On parla alors de « société civique » pour désigner la fabrique sociale à l’œuvre à Singapour.
Durant ce demi-siècle de développement économique remarquable, la population singapourienne n’est pourtant pas restée aussi passive que pourrait le laisser penser l’absence de réel débat sur les destinées de la cité-Etat. Selon le Bureau gouvernemental des statistiques, les équilibres entre les « races », pour reprendre la terminologie employée localement, étaient quasi figés : les Chinois représentaient un peu plus de 75 % de la population, les Malais un peu moins de 15 %, les Indiens un peu plus de 8 % et « autres » 2 % ; et, dans ce schéma, l’appartenance religieuse était censée correspondre à l’appartenance ethnique : les Chinois seraient ainsi bouddhistes ou taoïstes, les Malais musulmans, les Indiens hindous et les « autres » chrétiens.
Or, à étudier les chiffres des appartenances religieuses, on constate que la stabilité tant désirée par les autorités ne se vérifie pas : en 1950, Singapour comptait bien 2 % de chrétiens, catholiques et protestants confondus, mais aujourd’hui ils sont entre 16 et 17 % (6 % de catholiques et 11 % de protestants). Comme l’a montré le P. Guillaume Arotçarena, MEP, dans un ouvrage collectif paru en 2009 (Démocratie, modernité et christianisme en Asie, Paris, Les Indes savantes), ceux que l’on pourrait classer sociologiquement parmi les classes moyennes supérieures sont « passés » au christianisme, vécu comme porteur de modernité. Parallèlement, l’agnosticisme de type occidental ainsi que le bouddhisme réformé ont eux aussi gagné du terrain, mais précisément par qu’au sein des classes moyennes montantes, ils ont su intégrer des pratiques et des valeurs considérées comme occidentales.
L’ironie de l’histoire, analyse encore le P. Arotçarena, est que si Lee Kuan Yew n’a cessé de chercher un modèle de modernité démarqué de la modernité occidentale, il a échoué sur ce point car la modernité singapourienne est en grande partie nourrie par les représentations du monde que lui fournit le christianisme, ici associé au monde occidental. (eda/ra)
(Source: Eglises d'Asie, le 24 mars 2015)
« Lee Kuan Yew a réussi à créer à Singapour un pays qui est un modèle de coexistence pacifique entre les religions ainsi que de liberté religieuse réelle. Suite aux émeutes raciales de 1969, l’harmonie raciale et religieuse a été le leitmotiv de sa politique de construction de la nation. » C’est en ces termes que le P. Joseph de Dinechin, jeune missionnaire français à Singapour, décrit à l’agence Fides l’œuvre de Lee Kuan Yew, mort ce 23 mars à l’âge de 91 ans après avoir été le Premier ministre de Singapour de 1959 à 1990 et avoir, après cette date, exercé une influence prépondérante sur la vie de cette micro-nation peuplée de 5,6 millions d’habitants.
A propos de la liberté de religion à Singapour, le P. de Dinechin, membre de la Société des Missions Etrangères de Paris, rappelle ceci : « Lee Kuan Yew, lui-même officiellement sans religion, était un pragmatique qui avait pris acte que l’aspiration religieuse faisait partie intégrante de l’humanité et que la religion représentait un apport positif à la société ; les différentes religions ont donc eu totale liberté de se développer, pourvu qu’elles ne s’opposent pas au bien commun de la société. » Cette conception des rapports humains a ainsi trouvé à s’appliquer dans une politique du logement volontariste placée sous la houlette du House Development Board (HDB), qui construit les immeubles et oblige à une mixité sociale et religieuse. « Chrétiens, musulmans, hindous, taoïstes et bouddhistes coexistent dans une amitié réelle. A Singapour, le gouvernement est partie prenante du dialogue interreligieux qu’il encourage et coordonne », remarque le missionnaire.
Aujourd’hui, « l’Eglise catholique réunit 6 % des Singapouriens et exerce une réelle influence dans les domaines éducatifs et sociaux ; les fils de Lee Kuan Yew (dont l’actuel Premier ministre Lee Hsien Loong) ont ainsi été éduqués dans des écoles catholiques, et l’Eglise continue d’évangéliser librement et avec passion », indique encore le P. de Dinechin, qui ne cache pas que « des sujets de désaccord » ont pu exister entre l’Eglise catholique et le gouvernement du People’s Action Party (PAP), le parti longtemps hégémonique de Lee Kuan Yew. Ces désaccords ont porté notamment dans les années 1970 sur la politique de limitation drastique des naissances et dans les années 1980 sur la défense des travailleurs migrants, notamment des employées de maison.
Immergée au cœur d’un vaste ensemble malais, la cité-Etat n’était viable que si elle était capable de se construire une identité nationale. Tel était du moins l’objectif qu’avaient à l’esprit les fondateurs de Singapour, et le plus illustre d’entre eux en tête. Lee Kuan Yew a voulu inventer une modernité qui ne soit pas occidentale, mais asiatique. Misant dans un premier temps sur le confucianisme traditionnel, il avait développé une pensée où les religions, quelles qu’elles soient, se devaient d’être au service d’un bien commun défini comme le développement économique et l’élévation du niveau de vie.
Au cours des années 1980, la politique qui en découla se heurta à la naissance d’embryons de société civile, notamment au sein de l’Eglise catholique. Mais le gouvernement réagit alors par la répression, faisant voter une loi de « maintien de l’harmonie religieuse », dont l’objet était de contrôler les espaces de réflexion, éventuellement de contestation, qui seraient venus à exister hors du contrôle gouvernemental, dans les religions. Au fil des années 1990, avec le développement des classes moyennes éduquées, la nouvelle génération de dirigeants qui accéda aux responsabilités se rendit compte que le système avait besoin d’un peu de souplesse, mais il n’était toujours pas admis que la société civile puisse se développer de manière autonome. On parla alors de « société civique » pour désigner la fabrique sociale à l’œuvre à Singapour.
Durant ce demi-siècle de développement économique remarquable, la population singapourienne n’est pourtant pas restée aussi passive que pourrait le laisser penser l’absence de réel débat sur les destinées de la cité-Etat. Selon le Bureau gouvernemental des statistiques, les équilibres entre les « races », pour reprendre la terminologie employée localement, étaient quasi figés : les Chinois représentaient un peu plus de 75 % de la population, les Malais un peu moins de 15 %, les Indiens un peu plus de 8 % et « autres » 2 % ; et, dans ce schéma, l’appartenance religieuse était censée correspondre à l’appartenance ethnique : les Chinois seraient ainsi bouddhistes ou taoïstes, les Malais musulmans, les Indiens hindous et les « autres » chrétiens.
Or, à étudier les chiffres des appartenances religieuses, on constate que la stabilité tant désirée par les autorités ne se vérifie pas : en 1950, Singapour comptait bien 2 % de chrétiens, catholiques et protestants confondus, mais aujourd’hui ils sont entre 16 et 17 % (6 % de catholiques et 11 % de protestants). Comme l’a montré le P. Guillaume Arotçarena, MEP, dans un ouvrage collectif paru en 2009 (Démocratie, modernité et christianisme en Asie, Paris, Les Indes savantes), ceux que l’on pourrait classer sociologiquement parmi les classes moyennes supérieures sont « passés » au christianisme, vécu comme porteur de modernité. Parallèlement, l’agnosticisme de type occidental ainsi que le bouddhisme réformé ont eux aussi gagné du terrain, mais précisément par qu’au sein des classes moyennes montantes, ils ont su intégrer des pratiques et des valeurs considérées comme occidentales.
L’ironie de l’histoire, analyse encore le P. Arotçarena, est que si Lee Kuan Yew n’a cessé de chercher un modèle de modernité démarqué de la modernité occidentale, il a échoué sur ce point car la modernité singapourienne est en grande partie nourrie par les représentations du monde que lui fournit le christianisme, ici associé au monde occidental. (eda/ra)
(Source: Eglises d'Asie, le 24 mars 2015)