Grand reporter et chef du service Asie pour le quotidien La Croix, Dorian Malovic a publié en mai dernier une longue enquête, fruit de nombreux séjours sur le terrain, consacrée à l’amour en Chine. China Love - Comment s’aiment les Chinois s’attache à percer, derrière le développement économique du pays, comment le sentiment amoureux et l’institution du mariage sont traversés, bouleversés, malmenés par la modernisation de la société, une société qui demeure toutefois empreinte de traditions très ancrées.

Le P. Pierre Jeanne a lu l’ouvrage de Dorian Malovic et en donne ici son point de vue. Membre de la Société des Missions Etrangères de Paris, Pierre Jeanne est prêtre à Hongkong ; son expérience pastorale et d’enseignant, en Chine continentale et à Hongkong, l’a amené à longuement côtoyer la jeunesse chinoise.

Dorian Malovic vient de rédiger un livre qui s’intitule : China Love, sous-titré « Comment s’aiment les Chinois » (Tallandier, 2016). Pour cela, il a multiplié les voyages en Chine, dans les régions côtières du pays, a interrogé de nombreuses personnes, mais surtout des femmes, et s’est documenté sur les mœurs et les coutumes du pays. Il a accompli un gros travail pour nous faire comprendre comment les Chinois aujourd’hui entrent en contact avec les Chinoises, pour se marier ou pas ; quelles sont les motivations des uns et des autres et dans quel état d’esprit sont les jeunes gens et les jeunes filles durant ces contacts.

La Chine est un vaste pays, le sujet traité l’est encore plus. Quand on a terminé la lecture du livre, on reste sur sa faim. L’ouvrage est pessimiste, il noircit considérablement le tableau. Pour l’auteur, les préoccupations des jeunes, lors de leur mariage, sont terre-à-terre et centrées sur l’argent. Il est vrai que, dans bien des cas, les mariages dans l’ancien « Empire du Milieu » sont l’objet de tractations financières mais peut-on, comme le fait tout naturellement l’auteur, généraliser le phénomène à tout le pays ? En bon journaliste, il nous présente des cas extrêmes pour attiser la curiosité des lecteurs. Mais n’aurait-il pas été nécessaire, tout d’abord, de considérer la lente évolution du pays à ce sujet ? Le mariage d’amour est un phénomène relativement récent en Occident. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire Molière. En Chine, c’est encore plus nouveau, et de même, pour le mariage monogame. Les riches Chinois ont toujours entretenu, à côté de leur épouse officielle, plusieurs concubines. C’était (et c’est toujours pour certains) un signe extérieur de richesse.

La longue tradition du mariage arrangé, perpétuée après la Libération de 1949, est prise en compte par l’auteur. Mais il ne semble pas percevoir combien le devoir des parents, de marier de leur vivant leurs enfants, est impératif. Dans un pays où le système des retraites est très, très insuffisant et où la pauvreté à la campagne est toujours menaçante, les personnes âgées comptent sur les jeunes pour leur assurer financièrement une fin de vie décente.

Dans le mariage arrangé, que l’amour naisse ou pas de l’intimité est d’importance mineure ; la satisfaction de l’amour n’est pas le premier objectif du mariage, qui était défini comme l’alliance de familles, de fortunes et de prospérités. Dans le mariage chinois, ce qui compte avant tout c’est la descendance par les hommes, pour assurer la continuité du culte des ancêtres. C’est une des raisons pour lesquelles l’inégalité entre hommes et femmes demeure importante. Le Yang (阳) est positif, ce sont les hommes, mais le yin (阴) est négatif, ce sont les femmes. Par ailleurs, cela explique aussi pourquoi les garçons reçoivent une éducation différente de celle des filles. On est davantage à leurs petits soins, on cède plus souvent à leurs caprices, on vante leurs qualités. En conséquence, ils deviennent plus autoritaires, plus indépendants, plus à même de choisir ce qui leur plaît, voire plus égocentriques.

Les jeunes en Chine ont, de nos jours, le droit de se marier par amour et, (mais l’auteur ne le note pas), beaucoup le font. Il suffit de se promener le soir sur le campus d’une université pour s’en convaincre. On y rencontre souvent des couples d’étudiants enlacés qui vivent une relation forte et riche. Mais le poids de siècles de préjugés sur l’importance familiale et sociale du mariage, accable encore les jeunes d’un fardeau lourd à porter. Beaucoup cherchent à se débarrasser, d’une façon plus ou moins respectueuse, des pressions de leur famille. Les jeunes filles sont tout particulièrement frustrées. On leur a vanté en cours de politique les bienfaits de la libération de la femme, elles ont vu des films d’Occident dans lesquels les épouses sont libres, heureuses et épanouies mais, dans le concret de leur vie de jeunes filles, elles sont toujours considérées comme inférieures aux hommes et c’est encore l’ancien système matrimonial qui fonctionne.

D’ailleurs, en lisant le livre, on a l’impression que les femmes sont beaucoup plus touchées par la pauvreté que les hommes. Ceci est dû au fait que l’enquête de l’auteur a été réalisée dans les régions côtières du pays. Elles sont relativement riches et attirent les jeunes de l’intérieur qui aspirent à une vie plus facile, plus confortable. Parmi eux, il y a bien des bergères qui rêvent de trouver le prince charmant.

Dorian Malovic ne mentionne pas le point de vue des jeunes hommes (sauf en quelques phrases, page 288). Ils sont obligés de travailler très dur de longues heures pour assurer le bien-être de leur famille, femme et enfants, mais aussi celui leurs parents, grands-parents etc. Beaucoup vivent loin de leur famille (les mingong 民工), habitent entre hommes dans des dortoirs et ne rentrent chez eux que quelques jours, pour le Nouvel An chinois. Ceux qui trouvent le moyen de gagner plus rapidement de l’argent (corruption, prostitution, commerce illégal) ne résistent que difficilement à la tentation.

L’auteur se fait passer, pour les besoins de son enquête, pour un étranger qui voudrait se marier avec une Chinoise (pages 55 à 89). Raconte-t-il toutes les ruses qu’il a dû employer pour arriver à ses fins ? C’est peu probable. Mais quoi qu’il en soit, le procédé est contestable car il risque d’enfoncer encore un peu plus les femmes qu’on lui présente (alors que le livre prétend les défendre) ; sans compter l’argent qu’il a dû verser aux agences matrimoniales.

Disons, en conclusion, que le livre de Dorian Malovic est instructif, même s’il insiste trop sur ce qui est négatif dans la société chinoise. Il y a bien des couples heureux en Chine qui vivent une relation forte et riche. Mais le livre n’en parle pas.

P. Pierre JEANNE, MEP

PS : Le livre de Dorian Malovic ne parle pas de la responsabilité du Parti communiste chinois dans la situation actuelle. En fait, elle est énorme ! C’est une véritable entreprise de démolition de la famille traditionnelle chinoise. Dans un premier temps, après la « Libération » de 1949, le Parti s’est arrogé le droit de se prononcer sur la ‘pertinence’ des unions proposées. En effet, il fallait l’accord du secrétaire du Parti pour pouvoir se marier et espérer une promotion par la suite. Dans le mariage socialiste, ce qui comptait c’était d’être bien orienté politiquement et de partager ses efforts dans l’intérêt de la nation. Voilà ce qui passait pour être aussi bon que l’amour – voire même sa forme la plus élevée.

Pendant la Révolution culturelle (1966-76), le Parti a même obligé des couples, mariés depuis des années et heureux ensemble, à divorcer parce que l’un des deux était considéré comme un « contre-révolutionnaire » ou n’ayant pas d’assez bonnes origines de classe (à savoir prolétariennes ou paysannes pauvres). Certains de ces couples ont pu se reformer après 1976 et se remarier mais beaucoup n’ont jamais pu se retrouver.

Après la Révolution culturelle, le gouvernement a imposé la loi de l’enfant unique, qui a engendré bien des maux : avortements forcés, trafic d’enfants, citoyens sans état civil, meurtres des bébés de sexe féminin, jeunes couples qui doivent entretenir six adultes (parents et grands-parents), déséquilibre entre le nombre d’hommes et de femmes dans le pays, etc.

Désormais, la loi a élargi la possibilité pour les couples d’avoir un deuxième enfant. De plus, la pauvreté recule en Chine. Espérons que les prochaines décennies permettront à la société de guérir ses blessures et aux jeunes fiancés d’avoir des relations plus saines.


(Source: Eglises d'Asie, le 14 septembre 2016)