par le P. François Ponchaud, MEP
De nombreux livres se sont attachés à décrire et décrypter le phénomène Khmers rouges et le génocide du peuple cambodgien. Dans les pages ci-dessous, le P. François Ponchaud, membre de la Société des Missions Etrangères de Paris, livre son analyse, fruit d’une présence de plus de quarante ans auprès du peuple cambodgien. Tirées de son dernier ouvrage, L’impertinent du Cambodge (Paris, Magellan & Cie), un livre d’entretiens paru en février 2013, ces pages donnent à voir les racines historiques, culturelles et religieuses du pouvoir khmer rouge. Avec la prudence qui s’impose en la matière et la distance que permettent une connaissance approfondie de l’âme khmère et l’appartenance à une culture étrangère à la culture cambodgienne, le P. Ponchaud donne ici des clefs de lecture qui, pour être centrée sur la compréhension d’une période clef de l’histoire du Cambodge, n’en demeurent pas moins pertinentes pour appréhender le Cambodge d’aujourd’hui.
Dane Cuypers : Beaucoup d’encre a coulé pour essayer de répondre à cette question : comment un peuple aussi aimable que le peuple cambodgien, baigné par le bouddhisme, a-t-il pu engendrer la monstruosité khmère rouge ? Et, puisqu’il faut bien attraper cette question vertigineuse par un biais, pourquoi n’y a-t-il pas eu de tentatives de rébellion ? Vous avez réfléchi, écrit sur la « mentalité khmère », que pouvez-vous en dire ?
P. François Ponchaud : Aucune raison n’est pleinement satisfaisante, cependant toutes les explications constituent autant de rais de lumière pour appréhender une réalité complexe. Il faut être très humble. Je paraphraserai volontiers Edmond Michelet qui, au début de ses cours, disait que « dans ce que je vais dire, il y a peut-être quelque chose de vrai ». Dans les propos qui suivent, peut-être y-a-t-il quelque chose de vrai.
En vidant les villes et les gros villages, les Khmers rouges ont atomisé la population qui a perdu tous ses liens sociaux, ses repères humains et spirituels. Pour se révolter, un peuple a besoin d’un minimum de cohésion sociale et de liberté. Il faut également une idéologie qui le fédère autour d’un chef. Ce n’était pas le cas au Cambodge de la République khmère de Lon Nol. Chez les hommes au pouvoir, la seule idéologie était alors de se faire de l’argent par tous les moyens, et pour le peuple, celle de survivre. Pour se révolter, il faut des armes, or les Khmers rouges ont eu soin de les ramasser. Leur système d’espionnage ne permettait la formation d’aucun groupe d’opposition de quelque importance que ce fût. Il y a eu de nombreuses révoltes individuelles, ou locales (la plus connue est celle de Chikreng, dans la province de Siem Reap), mais que peut-on faire seul ou en petits groupes, à mains nues, contre des hommes en armes qui n’hésitent pas à tuer et à faire régner la terreur de tous les instants ?
La philosophie du pouvoir répandue chez les Cambodgiens ne les pousse d’ailleurs pas à la révolte. On respecte généralement celui qui détient le pouvoir, d’un respect mêlé de crainte (korup kaot khlach). Celui qui a le pouvoir est tout-puissant. Dans l’excellent livre de Philip Short, Pol Pot, anatomie d’un cauchemar (1), j’ai relevé les attitudes communes entre Sihanouk, Pol Pot et Hun Sen : tous trois sont « maîtres de la vie et de la mort » de leur peuple, ils sont infaillibles, celles et ceux qui s’opposent à eux doivent disparaître. La politique cambodgienne de ces dernières décennies a souvent procédé par élimination physique… L’idéologie du dirigeant, théoriquement au service du peuple, est très occidentale. Le Protectorat français, en supprimant le mandarinat des petits chefs locaux, a supprimé du coup les intermédiaires entre le peuple et son chef. Ce mandarinat agissait un peu comme l’élément d’un écosystème social qui s’autorégulait. En outre, au Cambodge, le pouvoir n’est pas au lettré, mais au beau parleur. Sihanouk, Pol Pot et Hun Sen en sont de bons exemples. A la limite, le contenu importe moins que la forme, qui doit être « harmonieuse ». Pol Pot subjuguait aussi les foules par son verbe enchanteur.
Cette idée-là est couramment admise ?
Il est admis chez les Khmers, et chez bien d’autres peuples, sans parler des pays totalitaires, que celui qui a le pouvoir suprême a toujours raison : il n’y a que lui qui pense, qui sait ce qui est bon pour le peuple : Il Duce a sempre raggione, Le Duce a toujours raison, disait-on de Mussolini, de Ceausescu, de Hitler et d’autres dictateurs. Du temps de Sihanouk, personne n’avait l’audace de remettre en cause ouvertement son pouvoir. Il fallait être courageux comme les Khmers rouges pour oser le saluer sans se courber. Le gouvernement actuel, formé entièrement d’anciens Khmers rouges, n’admet, lui non plus, aucune critique. En juillet 2012, un responsable d’une petite communauté chrétienne, pourtant très conscient des problèmes politiques de son pays, me disait qu’il était normal de voter pour le gouvernement, puisque c’est lui qui dirigeait le pays… La démocratie ne se décrète pas, elle est le fruit d’une longue et souvent douloureuse évolution des mentalités.
Cette révérence à l’égard du pouvoir expliquerait donc en partie la non-remise en cause du régime khmer rouge ?
Je ne pense pas qu’on puisse dire cela. Le peuple n’avait ni matériellement ni intellectuellement la possibilité de s’opposer à l’Angkar révolutionnaire, qui avait des « yeux d’ananas », c’est-à-dire une multitude d’yeux, à l’image de ce fruit : grâce à ses troupes d’espions (chhlops), elle voyait tout et savait tout. La peur savamment organisée tétanisait toutes les velléités de révolte. Personne ne pouvait faire confiance à qui que ce soit, chacun se méfiait de son semblable. Et en maniant l’arme de la faim, l’Angkar désarmait toute volonté de révolte.
Je repose ma question : comment un peuple si doux a-t-il pu engendrer une telle barbarie ?
La révolution cambodgienne s’est inspirée du marxisme, comme les révolutions russe, chinoise et vietnamienne, qui elles aussi ont causé des millions de morts dont on parle peu. Mais les révolutionnaires du Kampuchéa démocratique ont digéré, adapté l’idéologie marxiste-léniniste selon leur culture khmère. Autrefois, les habitants du Founan (IIIème-VIème siècle) ont également modifié et adapté le bouddhisme venant d’Inde à leur propre culture. Cela s’est d’ailleurs produit dans tous les pays où le bouddhisme et le marxisme sont arrivés.
Les Khmers rouges, pour être « rouges », n’en sont pas moins « Khmers ». Ils ont assaisonné leur révolution de culture khmère. Je sais que ces propos pourront choquer et blesser mes amis khmers, mais ma seule intention est de chercher à comprendre, non de juger. On peut d’ailleurs réfléchir de la même façon au sujet des monstruosités perpétrées en Occident ! Il est indéniable, par exemple, que la Révolution française, dans son désir d’unité jacobine et son intransigeance sanguinaire, était bien française. Les autres pays européens ont coloré leur propre révolution à leurs couleurs nationales. Le nazisme montre certaines connivences avec l’antisémitisme des chrétiens au cours des âges, et avec la culture allemande, spécialement avec la culture prussienne. Il est indéniable également que le marxisme plonge ses racines dans les valeurs sociales que les chrétiens n’ont pas pratiquées, si bien qu’on a pu le traiter d’« hérésie chrétienne » (2).
Chercher des connivences entre la révolution khmère rouge et la culture khmère ne me paraît donc ni scandaleux ni déplacé. Cependant, mon propos n’est pas d’établir une relation de cause à effet. Il n’est pas non plus d’affirmer que les Khmers ne pouvaient qu’inventer une révolution de ce type. C’est simplement une tentative de la replacer dans son contexte culturel, religieux et historique pour essayer de comprendre ce qui nous paraît incompréhensible, à nous Occidentaux. La révolution khmère rouge n’est pas un bloc erratique perdu dans une uniformité culturelle prétendue universelle.
Les révolutionnaires cambodgiens ont reçu une formation au marxisme-léninisme en France à partir de 1946, mais celle-ci fut superficielle. La plupart d’entre eux n’ont même pas lu Le Capital de Karl Marx. Ils réclamaient avant tout l’indépendance de leur pays. À partir de 1966, ils ont reçu l’influence du marxisme revu par Mao Tsé Toung, qui lançait sa révolution culturelle : Pol Pot, alors à Pékin, a vu comment le Grand Timonier s’y prenait pour éradiquer les racines bourgeoises qui renaissaient sans cesse de leurs cendres comme dans toute société communiste. On peut retrouver certaines influences chinoises dans cette révolution khmère rouge : la volonté de privilégier une révolution rurale (et non industrielle comme en Russie) ; l’encerclement des villes par les campagnes; l’analyse des classes sociales de la société cambodgienne répartie en « paysans d’en haut, du milieu et d’en bas ». Le vocabulaire rappelle celui de la révolution chinoise : comme Mao, les Khmers rouges parlent de « grand bond en avant » (moha-lôt-phloas), bien qu’ils ne développent pas leur industrie. Certaines actions politiques khmères rouges ressemblent étrangement à des campagnes idéologiques chinoises. Ainsi, la politique de Pol Pot menée à partir de 1977 a beaucoup de traits communs avec la Campagne des cent fleurs lancée par Mao en 1966, qui encourageait le peuple à critiquer les abus de la révolution avant de réprimer ceux qui s’étaient exprimés. Au Cambodge, à partir de 1977, les cadres du sud-ouest ont remplacé progressivement celles et ceux de toutes les autres régions et invité la population à émettre des griefs contre les anciens cadres : comme en Chine, les Khmers rouges ont ensuite sévi contre ceux qui avaient trop parlé. Enfin, la sonorité générale des chants, l’art khmer rouge ou les images de propagande, rappellent immédiatement la révolution chinoise. Mao Tsé Toung a félicité Pol Pot pour avoir vidé les villes, ce que lui-même n’avait pas osé. Les intellectuels français, anciens condisciples des responsables khmers rouges, les soutenaient dans leur combat et les adulaient, renforçant leur conviction d’être dans le vrai.
Cette idéologie marxiste, revue à la chinoise, reste la grande responsable du drame khmer. Cependant, les Chinois, après la mort de Mao en 1976, avouaient ne plus comprendre le comportement des Khmers rouges. Ils les soutenaient par intérêt stratégique plus qu’idéologique, pour contrecarrer l’hégémonisme soviétique présent au Vietnam. Il faut donc chercher plus avant.
Les révolutionnaires, comme toute la jeunesse du royaume du Cambodge du prince Sihanouk, ont été profondément marqués par les œuvres de Jean-Jacques Rousseau étudiées au collège : l’homme est né bon mais la société le corrompt. Ainsi donc, il convient de changer la société pour que l’homme devienne bon. Pol Pot était également un grand admirateur de la Révolution française. Dans leur naïveté utopique, les Khmers rouges pensaient que les enfants, ou même les jeunes paysans, n’étaient pas viciés par les idées réactionnaires comme leurs parents, ni imprégnés par la corruption culturelle et morale des villes. Ils étaient donc capables de tout inventer : médecine, technique, etc. Un pilote d’hélicoptère qui transportait les membres de l’Angkar Leu, c’est-à-dire le comité central du régime, me disait qu’il avait fui, car on lui avait demandé de former des jeunes paysans ignares comme pilotes. Prévoyant l’échec, il eut peur d’être exécuté, et s’est réfugié en Thaïlande en 1976, avec son hélicoptère.
Dans cette même logique utopique, les dirigeants du pays ont confié un grand nombre de responsabilités secondaires, notamment celles de cadres-chefs de villages, des marginaux de l’ancienne société : des alcooliques, des ignorants, à des personnes auparavant méprisées. Les dirigeants semblent avoir été dépassés par ces petits cadres locaux qui se sont vengés de leurs frustrations sur les gens instruits et cultivés des villes. Ils ont souvent outrepassé les directives données, aussi bien pour les quantités de riz à fournir à l’Angkar que pour le nombre des exécutions. Dans le film de Bruno Carette et Seta, Khmers rouges amers (2007), Khieu Samphân, président du Présidium de l’Etat, avoue que l’échec de leur régime est dû en partie à la hâte d’avoir mis en place ce régime sans avoir préalablement assuré de formation des cadres. Les cadres du sud-ouest, du Nirdey, étaient mieux formés, et il semblerait que, jusqu’en 1977, ils ont moins tué que les autres.
Les Khmers citadins restent des ruraux. Les Khmers rouges ont donc réagi en paysans devant l’idéologie marxiste. Les révolutions soviétique, chinoise et vietnamienne sont orientées vers l’avenir, « le grand soir », « le grand bond en avant », idéal à atteindre, en avant. La révolution cambodgienne, au contraire, regarde le passé comme l’idéal à retrouver, réflexe de paysans qui, dans tous les pays, se méfient de l’avenir… « Le peuple ancien », celui des campagnes, ou « libéré » avant le 17 avril, est pur, meilleur que « le peuple nouveau ». L’idéal est de reconstruire le Cambodge mythique d’avant la période angkorienne. Tout ce qui est nouveau n’a pas de valeur. Dans cette perspective, on peut tenter de comprendre la destruction des villes modernes, avec tout le gâchis matériel, culturel et humain qu’elle représente, l’abandon de l’argent pour revenir au troc ancestral, le mépris de l’ameublement moderne, le retour à la pharmacopée traditionnelle (sauf pour l’armée !), aux armes traditionnelles (selon la radio). L’habit noir des soldats khmers rouges est l’habit habituel des paysans, encore actuellement. Les soldats marchaient en file indienne à la suite de leur chef, au mépris des règles élémentaires de prudence appliquées dans toutes les armées du monde, comme les paysans cambodgiens qui vont repiquer ou moissonner la rizière le font toujours.
Dans une perspective historico-marxiste, les villes n’étaient d’ailleurs que des créations du colonialisme et du capitalisme des « compradores », selon les termes de la radio. Ces chancres étrangers des villes exploitaient les produits cultivés avec la sueur des paysans. Comme me disait un petit cadre khmer rouge le 18 avril 1975 : « La ville est mauvaise, car en ville il y a de l’argent, donc de la corruption. Les gens des villes ne cultivent pas le riz qu’ils mangent. En retournant à la campagne, en défrichant la forêt, en labourant, en repiquant le riz, en moissonnant, ils connaîtront la vraie valeur des choses. Le Khmer doit savoir qu’il naît du grain de riz. » Contrairement à toutes les raisons avancées par les dirigeants khmers rouges y compris pour justifier la déportation des villes (sécurité, manque de nourriture, complot, bombardements américains, vengeance, etc.), les raisons de cette déportation me semblent avant tout être d’ordre idéologique : en allant vivre comme les habitants des forêts et des rizières, qui sont les seuls « Khmers purs », les citadins devaient redevenir de vrais Khmers. Jadis, à Paris, Saloth Sâr, alias Pol Pot, n’avait-il pas signé un article intitulé « le Khmer d’origine » (Khmer daeum) ?…
Comme je l’ai dit plus haut, de 1962 à 1968, les révolutionnaires khmers pourchassés par Sihanouk se sont réfugiés chez les montagnards de la province de Ratanakiri, du côté d’Andong Méas. Ils ont pu y constater, comme en laboratoire, un exemple concret de la théorie de Jean-Jacques Rousseau : ces tribus vivaient encore sur un mode social et économique très archaïque, pratiquaient un communisme ancestral, vivaient de cueillette et de chasse et observaient une morale très stricte. Ieng Sary dira plus tard : « Au contact des montagnards, nous avons dû revoir tout ce que nous avions appris à Paris. » (3)
Durant cette période, les révolutionnaires khmers étaient, par ailleurs, coupés des mouvements communistes internationaux, tant chinois que vietnamien. Ceux-ci s’opposaient à ce que les Khmers fassent leur propre révolution, afin de garder le Cambodge comme base arrière dans leur combat contre l’impérialisme américain au Vietnam. C’est donc seuls que les Khmers rouges, déconnectés des réalités, ont élaboré leur utopie révolutionnaire en vase clos. « Nous ne copions personne, nous n’avons pas de modèle », dira l’apprenti-sorcier Pol Pot à Nicolas Victorovich venu l’interviewer en 1978 (4). Or, à part quelques-uns (le nom de l’un d’entre eux, peut-être l’idéologue du Parti, n’a jamais été cité), la plupart des responsables khmers rouges n’étaient pas des génies ! On peut qualifier la révolution khmère rouge de « révolution des idiots ». Malraux aurait dit : « Le Cambodge, c’est la Chine gouvernée par des c…»
Si l’on jette un regard sur l’Histoire, on peut trouver certaines similitudes avec la période khmère rouge. Vers le VIIème siècle, le Chenla, situé au nord du Cambodge actuel, vassal du Founan, situé, lui, au sud de la péninsule indochinoise, conquiert son suzerain. En 1964, l’ethnologue Solange Thierry semble décrire le régime khmer rouge en parlant du Chenla : « A l’aspect cosmopolite, côtier (du Founan), s’oppose maintenant l’aspect fermé, terrien. A la richesse née du trafic, la pauvreté d’un pays sans autres contacts avec ses voisins que quelques pillages, expéditions guerrières, incursions… Il se forme ici une civilisation qui se veut autochtone, qui du moins prend racine dans un fond purement khmer… » (5). Pour le regretté Charles Meyer, ancien conseiller du prince Sihanouk pendant dix-huit ans, il semblait évident que les Khmers rouges reprenaient l’héritage du Chenla, tant géographiquement que culturellement, alors que le régime de Lon Nol reprenait celui du Founan. Cet illuminé de Lon Nol parlait d’ailleurs, pendant la guerre civile, de guerre de religion contre les impies (thmel èt sassna), « les Cams », dont on n’a jamais bien compris qui ils étaient…
Il ne faut pas oublier non plus que les Khmers étaient jadis de valeureux guerriers et qu’une certaine violence de la culture khmère peut provenir de ce lointain héritage. Par exemple, le 29 mars 1970, comme je l’ai déjà rapporté, des centaines de milliers de paysans de l’est du Mékong ont déferlé sur Kompong Cham, arborant l’effigie du prince Sihanouk pour réclamer son retour au pouvoir. Le gouvernement de Lon Nol a envoyé deux députés de la province pour tenter de calmer les manifestants. A cinq kilomètres de la ville, ces députés ont rencontré la foule en colère. L’un d’entre eux a-t-il mis la main dans sa veste pour y prendre une arme ? Quoi qu’il en soit, les manifestants ont coupé la tête des deux députés, leur ont ouvert le ventre et arraché le foie. J’ai vu le foie des députés passer devant ma maison et les émeutiers l’ont mangé en brochettes au marché. Ce n’étaient pas encore des Khmers rouges, mais des descendants de ces guerriers qui, jadis, mangeaient le foie de leurs ennemis pour s’en approprier le courage. Durant la guerre civile, de 1970 à 1975, les soldats des deux camps s’adonnaient à cette pratique. Quelques soldats républicains portaient en pendentif un fœtus humain séché, kon krâ, pour se protéger. Parfois ce fœtus était prélevé sur des femmes vivantes (6).
Je me souviens avoir lu l’épisode du foie dans le roman Jaraï et avoir pensé que c’était, en partie au moins, le fruit de l’imaginaire de l’auteur, Loup Durand (7).
Je ne rapporte pas cet événement pour dénigrer les Khmers, mais pour tenter d’expliquer la violence khmère rouge qui me semble s’inscrire dans toute une tradition guerrière. Il n’est pas rare qu’une maman menace son enfant de le « frapper à mort » (vay ngoap). Si une parole déplaît, on parle assez rapidement de mort : « Si tu dis cela, tu n’as qu’à me tuer ! », car les paroles tuent autant que les actes. Les élèves du secondaire sont initiés au fameux roman de Tum Téav où, à la fin de l’histoire, le roi fait passer une herse de fer tirée par des éléphants sur les têtes d’un gouverneur félon et de toute sa parenté enterrée vivante.
Ce n’est pas non plus la première fois dans leur histoire que les Khmers sont déportés hors des villes : en 1352, l’armée siamoise déporte la population d’Angkor, qui était alors l’une des plus grandes villes du monde, comptant sans doute près d’un million d’habitants. Depuis la chute d’Angkor et la montée en puissance de l’Annam, les armées siamoise et annamite se sont battues sur les terres cambodgiennes, et ont poussé les Khmers à vivre dans les forêts, un peu comme du temps des Khmers rouges. Plus récemment, en 1782, les rebelles annamites « Tai Son » ont déporté, quant à eux, la population de la capitale Oudong et de ses environs. Durant la période somptueuse d’Angkor, l’économie était basée sur le troc, comme le sera celle des Khmers rouges (8).
Reprenons les facteurs qui ont pu faciliter l’arrivée des Khmers rouges au pouvoir et leur permettre de durer trois ans, huit mois et vingt jours. Vous évoquez, dans votre propos sur la mentalité khmère, une tendance à la démesure. Quel rapport ?
C’est en effet une tendance qui s’exprime à travers un nationalisme exacerbé, porté à son paroxysme par les Khmers rouges. Ils voulaient être les meilleurs révolutionnaires du monde : ils ont libéré leur pays avant que les Vietnamiens ne libèrent le leur. La révolution khmère se vante d’être allée plus vite et plus loin que toutes les autres révolutions. « Si notre peuple a été capable d’édifier Angkor, nous pouvons tout réaliser », déclarait Pol Pot en 1977, slogan souvent repris à la radio. En 1978, ils pensaient pouvoir être victorieux des Vietnamiens qui avaient une armée extrêmement plus nombreuse que la leur, et qui avaient battu les Chinois, les Français et les Américains. Cette tendance nationaliste, avivée par une histoire douloureuse, pousse à la mégalomanie : depuis la chute d’Angkor, le pays a toujours été soumis à d’autres nations, au Siam, à l’Annam, à la France, qui leur dictaient ce qu’ils devaient penser et faire. Pour une fois, grâce à cette révolution, ils étaient enfin maîtres chez eux !
On peut noter, dans le même sens, une autre tendance de la culture khmère, voisine de l’hybris des Grecs. Elle se manifeste dans la multitude et la grandeur des monuments de l’époque angkorienne (IXème-XIIIème siècle). On admire les temples d’Angkor, mais Ieng Sary lui-même rappelait le nombre de morts que de tels travaux avait dû coûter. Par bien des aspects, ces travaux de construction étaient comparables à ceux des Khmers rouges. Récemment, en 2011, le Premier ministre Hun Sen avait pour projet de construire dans la presqu’île de Chroy Changvar la plus haute tour du monde, « pour montrer au monde ce dont les Khmers sont capables », disait le représentant des Cambodgiens de l’étranger qui finançaient le projet. On nage volontiers dans le rêve et l’utopie.
Il convient également de se rappeler que la société khmère est de type clanique. Le roi, ou l’Angkar qui l’a remplacé, sont au sommet de la pyramide de la grande famille khmère. Le prince Sihanouk pouvait paraître très paternaliste aux yeux des Européens en se faisant appeler « Monseigneur Papa » (Samdech Euv), ou « Père de la Nation », « Père du sport », Père de tout, en somme. Il appelle ses sujets (mot spécial réastr), ses « enfants-petits-enfants » (kaun, kaun chauv). Même actuellement, les personnes que j’ai formées dans le domaine religieux s’appellent elles-mêmes mes « enfants-petits-enfants ». Dans cette perspective, il n’a pas été outre-mesure surprenant d’entendre l’Angkar nommer son régime l’« époque papa-maman », les « coopératives papa-maman ». Donc, en tant que « papa-maman » du peuple, l’Angkar s’arrogeait le droit de marier ses enfants. Pratique scandaleuse aux yeux des Européens du XXème siècle pour qui, dans le mariage, l’amour est la valeur suprême. Elle n’apparaît cependant pas scandaleuse aux Khmers pour qui la valeur suprême du mariage est la transmission de la vie. Ce sont les parents qui organisent les mariages, « arrangent l’affaire », comme on dit en khmer, c’est-à-dire la continuité de la famille. Les enfants donnent généralement leur consentement, car il est évident que les parents veulent le bien de leurs enfants. L’Angkar prétendait, elle aussi, vouloir le bien de ses enfants. Si la plupart des couples se sont brisés après la chute du régime, je connais néanmoins plusieurs unions organisées par l’Angkar qui perdurent encore aujourd’hui. « J’étais doux, elle était douce, alors nous nous sommes aimés », m’a dit un Cambodgien, bon père de famille vivant à Torcy, près du Creusot. C’est surtout le côté coercitif propre à ce type de régime qui a rendu ces mariages absolument odieux. L’aspect austère et collectif des cérémonies de mariage, sans festivités et sans la famille, a choqué la plupart des Cambodgiens, car cela allait à l’encontre de leur culture.
Je vous ai entendu dire que, aussi choquant que cela puisse paraître, le bouddhisme aurait rendu possible Pol Pot. Quelle est donc votre analyse (9) ?
Il convient d’être extrêmement prudent en maniant les soubassements religieux et de se rappeler que le bouddhisme, le judaïsme, le christianisme et l’islam ont contribué à humaniser les sociétés, même si actuellement on a tendance à dire que toutes les religions monothéistes ont été porteuses de guerre.
Par exemple, pour les religions juive et chrétienne, au premier chapitre de la Bible, Elohim donne uniquement une nourriture végétarienne aux humains, ses représentants sur terre. Au chapitre cinq de la Genèse, on voit la violence déferler sur le monde : Lamek, chef de clan, se vante ou menace de tuer soixante-dix hommes pour la mort d’un membre de son clan. C’est en voyant la méchanceté des humains, qui a causé le déluge, qu’Elohim les autorise à tuer les animaux, comme pour leur permettre de défouler leur violence native. Puis Moïse décrète : « Tu ne tueras pas. » Il demande de proportionner le dédommagement au préjudice subi : « Œil pour œil, dent pour dent », pas plus. C’est déjà un progrès énorme ! Arrive Jésus qui enjoint de ne pas répondre au méchant : c’est le summum, l’idéal que l’humanité devrait viser.
Quant au Bienheureux, son premier commandement est : « Tu ne tueras pas », même les animaux, nos frères et sœurs en animalité ; avec toutes les nuances subtiles que recouvre l’action de tuer. Son enseignement est celui de la bienveillance et de la paix universelle, il devrait supprimer toute forme de violence. Pour cela, l’homme doit changer son cœur en méditant sur la vacuité de toutes choses.
Cependant, force est de constater que les religions ont en partie échoué dans cette entreprise de conversion profonde. Trop souvent, elles ont été récupérées par le pouvoir politique, peu soucieux des principes religieux, ou ont elles-mêmes récupéré le pouvoir politique pour s’imposer. Le christianisme, religion d’amour, pratiquée par les Allemands et les Français, n’a pas empêché plusieurs guerres, dont celle de 14-18, qui n’ont rien à envier en cruauté et en nombre de morts au régime de Pol Pot ! Philip Short évoque les tortures des Algériens par de bons soldats catholiques français. Une autre aberration est un certain islamisme d’aujourd’hui qui prétend tuer au nom de Dieu, ou le « Got Mit Uns » des nazis… « Dieu est mort à Auschwitz » (10), a pu écrire Yves Burdelot. « Bouddha est mort au Cambodge », pourrait-on dire en le paraphrasant…
La religion des Khmers se compose de plusieurs strates qui se sont superposées au cours des âges, interpénétrées les unes les autres, pour former un tout harmonieux. La première strate est le culte des forces de la nature, avec des Néak Ta, « personnes anciennes », les fondateurs de villages, qui sont les véritables maîtres de « l’eau et de la terre », les génies fonciers qui accordent récoltes et protection. En déplaçant la population, les Khmers rouges supprimaient ces appuis spirituels qui assuraient l’unité et la sécurité des villages. La société était atomisée.
La seconde strate est celle du brahmanisme, ou hindouisme, présent dans toute l’architecture khmère, et qui sous-tend l’idéologie du pouvoir royal, dispensateur de la pluie et des biens agricoles. L’Angkar a pris la place des divinités, nouveaux démiurges créateurs d’un pays nouveau. Plusieurs faits s’inscrivent dans la logique de cette religion brahmanique sous-jacente : on raconte que les Khmers rouges ont coulé des femmes enceintes dans le béton des fondations du barrage de Kamping Puoy, près de Battambang. D’après Charles Meyer, Sihanouk, lui aussi, sacrifiait un ou deux prisonniers avant chaque voyage en avion.
La troisième, le bouddhisme, est arrivée sans doute sous la forme du bouddhisme des Anciens, des Théravadim, dès le début de l’ère chrétienne. Il ne sera vraiment adopté dans l’ensemble du pays qu’à la fin du XIIIème siècle. Presque tous les responsables du Kampuchéa démocratique affirment avoir fait un séjour plus ou moins long à la pagode.
Avant leur victoire, dans leur propagande, les révolutionnaires utilisaient certains slogans, ou même des concepts, inspirés du bouddhisme, qu’ils adaptaient à leur idéologie. Par exemple, ils parlaient de la « roue de la Révolution », avatar de la « roue de la Loi », l’enseignement du Bouddha, qui doit écraser l’ignorance jusqu’au bout du monde. « Si tu mets ta main dans la roue de la Révolution, la Révolution te coupera la main. Si tu y mets le pied, elle te coupera le pied ! » Le slogan khmer rouge maintes fois répété « Aide-toi toi-même » (Khlouon opatham khlouon), est la réplique révolutionnaire de la devise de base du bouddhisme : « Chaque être est son propre refuge » (Khluon ti peung khlouon). « Que vous soyez roi ou homme du peuple, chacun doit vivre selon son karma », disait la propagande, il n’y a pas de privilèges inaliénables, mais une égalité foncière devant la vie. Les Khmers rouges emploient le même mot « détachement » (léak bang) que les bouddhistes pour désigner le détachement des passions, de l’ambition, de la domination et de l’ignorance. Dans L’Utopie meurtrière (11), premier témoignage de réfugié, Pin Yathay estime que les Khmers rouges voulaient instaurer une société de type monacal, dans laquelle tous les instincts de possession, y compris sexuels, étaient abolis (rum-ngoap).
Plus profondément, et j’implore à nouveau la metta-karuna, la miséricorde-compassion des lecteurs khmers, les données philosophiques du bouddhisme peuvent présenter des connivences avec certaines pratiques khmères rouges, ou même les avoir inconsciemment dirigées.
Pour un bouddhiste, la notion de « personne » n’existe pas à proprement parler comme sujet autonome d’actions. Tous, nous ne sommes que des êtres de souffrance, impermanents et sans sujet (anatta, khmiem prathien). Nous sommes formés d’agrégats qui se sont unis temporairement pour constituer l’être que nous sommes. Cet être se charge d’énergies positives ou négatives en fonction de nos bonnes ou mauvaises actions. Cet enchaînement des bonnes et mauvaises actions constitue le karma. Tous les êtres animés naissent et meurent, montent ou descendent dans la vaste roue du Samsara, pour former un autre être de souffrance, impermanent et sans sujet. Cette idée affleure même dans la langue khmère parlée contemporaine. Elle utilise des appellatifs qui précisent le mot générique. Par exemple, on dit « animal trois têtes » pour dire « trois animaux ». Ainsi, pour dire poliment qu’il y a cinq personnes honorables présentes ici, le Khmer dit : « Il y a humains cinq apparences. » Nous ne sommes donc bien que « des apparences ». Dans ces conditions, l’amour, comme attachement, est mauvais, la vie n’est qu’une période de purification douloureuse, origine et fruit du karma. Bouddha, le Bienheureux, a connu cinq cent six vies successives, jusqu’à l’extinction définitive de son karma !
Cette absence de notion de personne selon la conception occidentale a pu faire le lit du matérialisme historique de l’idéologie communiste. L’Angkar se sentait le droit d’utiliser la population selon son bon vouloir, comme autant d’« instruments dociles » entre ses mains, ainsi que disait la radio. Dans cette logique, s’inscrivent les deux slogans terribles déjà cités : « A garder en vie nul profit, à faire disparaître nulle perte », ou encore : « Mieux vaut condamner par erreur que libérer par erreur. » Les révolutionnaires demandaient à des enfants de dénoncer ou de tuer leur père, leur disant qu’ils ne tuaient pas un père, un frère, un homme, mais un « ennemi », un être non personnel. Les épouses ne devaient pas pleurer leur mari assassiné, car c’était un « ennemi », une non-personne, sans relation humaine permanente… Même aujourd’hui, à l’occasion d’un décès ou d’une crémation, l’achar, c’est-à-dire le maître de cérémonie, console une veuve ou une mère éplorée en leur disant : « Ne pleurez pas ! Votre mari ou votre enfant était un être sans sujet. Ses énergies se sont restructurées avec d’autres pour former un nouvel être… » On pourrait citer dans ce sens plusieurs fabliaux utilisés pour la formation de la jeunesse qui racontent comment des individus transmigrent dans des existences différentes… C’est une conception déroutante pour nos esprits occidentaux, mais une réalité cambodgienne. Certes, tout cela n’est pas raisonné ni conscient, mais peut donner un commencement d’explication.
« Celui qui fait le bien (bonn) obtient le bonheur (bonn, en cette vie ou dans une autre), celui qui fait le mal (bap) obtient le malheur (bap). » Les révolutionnaires, comme tout bon marxiste, ont détruit la religion bouddhique en l’accusant d’être l’opium du peuple qui justifiait les inégalités sociales. Dans les années 2000, Sam Rainsy, opposant au gouvernement actuel, et que l’on ne peut taxer de « marxisme », écrivait des propos similaires dans une lettre adressée aux ouvriers à l’occasion du Nouvel An khmer, le 13 avril. Il leur demandait d’abandonner leur croyance au karma, afin de pouvoir lutter pour la justice.
Dans cette logique implacable du karma, celui qui commet une faute – politique entre autres – n’a aucun moyen d’échapper à ses conséquences fâcheuses. En effet, il n’est pas une personne, il n’est pas en relation avec un Dieu personnel, il n’y a donc pas de pardon possible. Les axiomes bouddhistes sont formels : « Personne ne peut ôter la faute (bap) d’autrui », « Les bonnes et les mauvaises actions (bonn et bap) suivent l’homme comme son ombre », il n’y a aucun moyen de libération, sinon celui de la mort. De surcroît, comme l’Angkar sait tout, c’est elle qui fixe le bien et le mal.
Ainsi, contrairement à l’idéologie révolutionnaire chinoise ou vietnamienne, il n’y a aucune possibilité de changer et de réintégrer le groupe, ou d’être rééduqué. On note très peu de centres de rééducation au Kampuchéa démocratique, les monti santésok, « établissements de sécurité », étaient généralement des centres de tortures et d’exécution. Seule la mort peut éradiquer ce mauvais karma, comme le répétait la radio khmère rouge : « Ne t’avise pas à courber un sralaw (une variété de sapin), ne t’avise pas à éduquer une femme de mauvaise vie. »
Jusqu’en 1977, il me semble (pardon encore pour les parents des victimes) que les révolutionnaires tuaient les personnes supposées opposantes au régime en pensant agir pour le bien de la nation. Kaè Pauk, adjoint du « boucher » Ta Mok, que l’on crédite de plusieurs dizaines de milliers d’assassinats, déclarait quelques mois avant sa mort avoir agi pour le bien du pays en tuant tant de gens ! On peut juger cette pensée blasphématoire, mais peut-être avait-il l’audace de penser avoir agi pour le bien des condamnés, puisqu’il leur permettait de se réincarner pour une vie révolutionnairement meilleure…
Certes, les Khmers rouges ne pensaient pas cela d’une façon explicite, mais cette idée pouvait être enfouie dans le subconscient collectif, selon la doctrine universellement répandue de l’enchaînement des actions et de leurs fruits (kam-phal). Il n’est pas sans intérêt de remarquer que, jusqu’en 1977, les petits cadres ne tuaient généralement pas en public, pour terroriser la population, mais en secret, dans la forêt, dans des endroits silencieux en dehors des villages, dans « la forêt des esprits », prey khmaoch comme on dit en cambodgien, lieu de la réincarnation. Parfois, les cadavres étaient entassés dans des grottes (Phnom Sampeuou, Batheay, Phnom Pros-Phnom Srey, etc.), qui représentent symboliquement l’appareil génital féminin, source de la vie. La mort n’est-elle pas libération d’une vie de souffrances avant d’en continuer une autre, peut-être meilleure ? Il pourrait être intéressant que les ethnologues ou les anthropologues se penchent sur ces questions…
A partir de 1977, en revanche, les révolutionnaires ont torturé et tué selon une autre logique : celle de l’espionite aiguë, liée à la guerre avec le Vietnam et au règne de la dictature absolue. L’Angkar n’a alors eu de cesse de rechercher tous ceux qui avaient « le corps cambodgien et la tête vietnamienne ». Il me semble qu’à partir de cette date ait été prise la décision de faire disparaître toute la population « libérée » le 17 avril, comme s’ils étaient autant d’agents du Vietnam, du KGB et de la CIA. C’étaient « des ennemis qui creusent leur galerie à l’intérieur », « des espions déguisés en cadres ». Les révolutionnaires khmers étaient alors persuadés que seuls des soldats à l’idéologie pure pourraient vaincre les soldats vietnamiens, un peu comme autrefois le grand roi Jayavarman VII plaçait la protection de son pays davantage dans les forces spirituelles que dans ses armées.
Je me suis documenté sur l’histoire douloureuse et insensée de notre jeunesse en Algérie. J’ai trouvé un ancêtre de Pol Pot sous les traits d’Amirouche, le célèbre commandant de katiba qui avait donné tant de fil à retordre à l’armée française. Le Deuxième Bureau français l’avait persuadé que certains de ses officiers avaient monté un complot contre lui. Il fera torturer odieusement et exécuter les meilleurs d’entre eux, comme le fera Pol Pot vingt ans plus tard.
Dans une mentalité clanique, les enfants continuent la vie des parents d’une certaine manière, et, si ces derniers risquent de devenir des ennemis potentiels, il faut les supprimer. « Pour éradiquer une mauvaise herbe, il faut en arracher la racine. » C’est ainsi que les Khmers rouges faisaient souvent disparaître les enfants des cadres du régime précédent, ou les agents subalternes des cadres arrêtés et torturés à Tuol Sleng.
(1) Paris, Denoël, 2007.
(2) Jean-Claude Guillebaud, Une autre vie est possible, Paris, L’Iconoclaste, 2012.
(3) Livre noir. Faits et preuves d’actes d’agression et d’annexion du Vietnam contre le Kampuchéa, par le ministère des Affaires étrangères, Paris, Centenaire, 1979.
(4) Kampuchéa démocratique, Nicolas Victorovich, télévision yougoslave, 1978.
(5) Les Khmers, Solange Thierry, Paris, Le Seuil, 1964, p. 56.
(6) Voir sur ce sujet : Le Saut du varan, François Bizot, Paris, Flammarion, 2006.
(7) Paris, Denoël, 1980.
(8) Jardins et rizières du Cambodge : les enjeux du développement agricole, Didier Pillot, Paris, Gret-Karthala, 2008, p. 83.
(9) Patrick Deville, dans Kampuchéa, roman, Paris, Le Seuil (2011), consacre un chapitre à François Ponchaud et écrit : « Ponchaud est l’un des seuls capables de distinguer dans l’idéologie des Khmers rouges la collusion d’une pensée occidentale que je connais, celle de Rousseau et de Marx, et d’une pensée bouddhiste que j’ignore. »
(10) Devenir Humain, Yves Burdelot, Paris, éd. du Cerf, 2002.
(11) Paris, Robert Laffont, 1979.
Note : Les pages ci-dessus sont tirées du livre L’impertinent du Cambodge, de François Ponchaud, entretiens avec Diane Cuypers (pages 82 à 99, du chapitre intitulé ‘Le mal-mystère’).
(Source: Eglises d'Asie, 26 juin 2013)