Il est de notoriété publique qu’après 1950, l’Eglise en Chine (protestants comme catholiques) fut divisée entre « souterrains » et « patriotes » du fait de la politique du Parti communiste chinois. Pourtant, depuis 1979, beaucoup de choses évoluent en Chine et ces changements ont une influence sur la condition des chrétiens. D’un lieu à un autre, la situation devient très variée.

D’une part, la politique religieuse du gouvernement (largement dépendante des dynamiques régionales) se révèle très hétérogène, parfois accommodante mais souvent pragmatique. Clairement, la sphère politique s’est diversifiée ces trente-cinq dernières années, ce qui rend les choses plus difficile à appréhender depuis l’extérieur.

D’autre part, les tensions internes entre chrétiens chinois sont un facteur de divisions qu’on ne serait sous-estimer. De nombreuses sectes crypto-chrétiennes ont pris une importance nouvelle dans le paysage religieux chinois, ce qui oblige catholiques et protestants à se repositionner. En « interne », catholiques et protestants ont encore à gérer l’héritage d’être « souterrain » ou « patriote », notions qui restent significatives en bien des endroits, mais souvent d’une manière tout autre de ce que l’on soupçonne depuis l’Occident. Bref, la sphère religieuse du christianisme en Chine s’est, elle aussi, terriblement complexifiée ces dernières décennies. Il n’est donc pas simple d’appréhender la situation globale des chrétiens en Chine, du fait des contradictions internes, du contexte socio-religieux et de l’environnement politique.

Cependant, l’exercice devient encore plus complexe quand on essaie de présenter cette Eglise de Chine à des Occidentaux. Quand on veut parler des chrétiens en Chine à une audience occidentale, un certain nombre de curiosités émergent et s’imposent, en toute bonne foi, mais sans se rendre compte de leurs ambiguïtés. Les Occidentaux veulent d’abord savoir « Comment les catholiques souterrains ‘survivent’ en Chine ? », et puis « Comment les chrétiens chinois vivent leur sexualité puisqu’ils doivent concilier ‘politique de l’enfant unique’ et ‘interdiction religieuse sur la contraception’ ? » ou encore si « Le catholicisme en Chine n’est pas utilisé pour ré-instituer le patriarcat chinois au détriment de l’émancipation des femmes ? »… Toutes ces questions sont certes intéressantes et justifiables, mais elles laissent bien peu de place aux problématiques et défis que vivent les chrétiens de Chine eux-mêmes. Si quelqu’un veut parler des chrétiens en Chine, il doit répondre à ces ‘curiosités’ occidentales en priorité, le reste devant attendre. Dès lors, les interlocuteurs occidentaux imposent en quelque sorte leur propre grille de lecture (politique, sexualité, féminisme), découpant à leur manière l’Eglise en Chine. On peut se demander dans quelle mesure ce dialogue laisse une réelle place aux préoccupations des chrétiens chinois eux-mêmes.

Cette ambigüité du dialogue n’est toutefois pas spécifique à la rencontre des chrétiens en Chine. Que l’on parle des chrétiens en Amérique latine, en Afrique ou en Asie, chacun arrive avec ses catégories et centres d’intérêts, pour questionner sans toujours laisser place au visage de l’autre. L’authentique rencontre nécessite de laisser place à l’autre en tant qu’autre. Cette difficulté est inhérente au dialogue. Si on ne fait pas attention à notre approche, les curieux qui veulent mettre les chrétiens qu’ils rencontrent dans des catégories toutes faites (présupposés sur la politique, la sexualité ou le féminisme) deviennent des persécuteurs, déchirant d’avance l’Eglise qu’ils rencontrent entre ‘officiels’ et ‘souterrains’, sans se préoccuper vraiment du corps du Christ qui se montre à eux.

Cependant, une chose est spécifique à la rencontre entre les Occidentaux et les chrétiens en Chine, il s’agit de la récente émergence politico-économique de la Chine. La République populaire de Chine a en effet accompli ces trente dernières années des miracles économiques qui lui donnent un nouveau point politique. Washington, Paris et Londres ne peuvent rester indifférents face à cette nouvelle compétition et il devient courant de voir dans les médias occidentaux des articles quasi diffamatoires sur la Chine. En matière d’hégémonie politico-économique, tous les moyens sont bons.

Mon propos est donc une mise en garde à l’intention des chrétiens occidentaux qui veulent parler des chrétiens en Chine : avant de trop parler de ‘catholiques souterrains’, ou des ‘persécutions religieuses en Chine’, assurons-nous que nous ne sommes pas en train de faire le jeu de Washington, Paris ou Londres. Notre état de chrétien nous oblige au discernement. Mon propos n’est pas de dire que la Chine est un paradis – loin s’en faut –, mais elle n’est pas non plus l’enfer ! En tant que chrétiens, nous devons servir le bien commun, pas l’hégémonie occidentale, sinon c’est nous qui devenons les persécuteurs des chrétiens en Chine !

Michel Chambon, 19 octobre 2014

Notes: * Michel Chambon est un théologien catholique laïc qui poursuit actuellement un doctorat en anthropologie à Boston University (USA). Ses recherches portent sur la rencontre et l’hybridation actuelle entre culture chinoise et foi chrétienne. Après un master sur la croyance parmi les catholiques de Taipei dans les esprits-fantômes, sa recherche doctorale porte sur les pratiques de guérison parmi les protestants en Chine continentale. On pourra lire sa précédente contribution dans les colonnes d'Eglises d'Asie ici (« Peut-on vraiment parler de pentecôtisme en Chine ? », 18 mars 2014).

(Souce: Eglises d'Asie, le 20 octobre 2014)