Ancien élève de l’Assumption College, Sulak Sivaraksa est peut-être l’intellectuel thaïlandais le plus influent de son temps, et certainement le plus connu à l’étranger. Il fonde dans les années 1960 la revue Social Science Review, lieu d’expression du mouvement démocratique, instrument de libération intellectuelle non seulement vis-à-vis de la dictature militaire mais aussi des vues et concepts imposés par les Occidentaux sur la société thaïe. Fervent partisan d’un bouddhisme militant, il a fondé avec le dalaï-lama, un ami de longue date, le Réseau international des bouddhistes engagés (International Network of Engaged Buddhists), qui vise à offrir des réponses bouddhistes aux problèmes de société. Il est régulièrement invité par les universités les plus prestigieuses d’à travers le monde pour y expliquer les thèses et pratiques du bouddhisme engagé.

A 83 ans, après plusieurs arrestations pour lèse-majesté, trouble à l’ordre public et deux séjours en exil sous les dictatures militaires, Sulak Sivaraksa a répondu aux questions de Carol Isoux, journaliste française basée dans la capitale thaïe, pour une interview publiée dans le n° 260, daté de juin 2016, du mensuel francophone Gavroche, qui consacre un numéro spécial à « La grande histoire des chrétiens de Thaïlande ». Il a reçu la journaliste française dans sa maison en bois de teck sise dans le quartier de Bangrak, non loin du collège de l’Assomption, à Bangkok.

Vous avez grandi dans cette maison?

Oui, enfin, on l’a quittée pendant la deuxième guerre mondiale (NDLR : l’école était aussi fermée, et transférée à Sriracha). Mais sinon oui, ma famille occupe cette maison depuis 120 ans. Elle m’appartient. J’allais à pied à l’Assomption, parfois avec un ami, un frère, ou un professeur pour m’accompagner.

Vous y êtes vous fait des amis célèbres ?

Certains sont devenus célèbres, comme l’artiste Uab Sanasen, d’autres sont de parfaits inconnus. Sur une promotion de 150 élèves nous sommes seulement une dizaine à être en vie aujourd’hui. J’ai affiché dans mon salon un portrait de Puey Ungphakorn, l’ancien élève dont j’ai écrit qu’il était peut-être la meilleure inspiration pour les élèves d’aujourd’hui, non seulement pour son travail à la tête de la Banque de Thaïlande, en faveur du développement, mais surtout parce qu’il a osé s’opposer à l’armée, au détriment de son avancement personnel.

Est-ce qu’à l’époque, l’Assumption College était encore une véritable école catholique?

Nous devions tout de même réciter l’Ave Maria tous les matins, en thaï pour les petits à l’école primaire, en anglais pour les collégiens. Il y a avait une croix dans chaque salle de classe, au-dessus de la porte. Une fois par semaine, ceux qui le souhaitaient allaient au catéchisme. Les autres, dont moi-même, suivaient un cours d’éthique, ce qui revenait à peu près au même car c’était de l’éthique chrétienne, comme les Dix commandements, etc.

Cela vous posait-il un problème, en tant que bouddhiste?

Non, nous les bouddhistes ça ne nous pose pas de problème, nous ne rejetons aucune doctrine, à condition qu’elle nous aide à devenir des personnes meilleures. On étudiait à partir d’un livre qui s’appelle Man’s Great Concern (NDLR : Man’s great concern: the management of life (1920) d’Ernest Reginald Hull et John J.Wayne). C’est un bon livre, un peu vieille école, certes, mais très bon.

Pourquoi vos parents avaient choisi cette école pour vous ?

Mon père lui-même était un ancien élève de l’école, il travaillait pour le monopole des Tabacs anglo-américains ; je viens d’une famille sino-thaïe de commerçants. Il pensait que c’était une bonne façon d’apprendre l’anglais. De plus, l’école était et est toujours célèbre pour la discipline qu’elle inculque à ses élèves. C’était très strict, comparé à l’éducation des enfants dans la culture thaïlandaise. Les professeurs étaient très durs, souvent injustes. Parfois on recevait des coups. Si on arrivait avec cinq minutes de retard, on devait rester au moins une heure après les cours, pour apprendre un texte par cœur, et on devait rester jusqu’à pouvoir le réciter.

Pensez-vous que le système était trop strict ?

Il l’était parfois, mais je tiens tout de même à dire que je trouve ces Frères admirables : ils étaient très dévoués et s’appliquaient également à eux-mêmes cette discipline rigoureuse. Le frère Hilaire était quelqu’un de particulièrement remarquable, d’une érudition et d’une intelligence rares. Au début il m’avait pris en grippe, et puis on est devenus très proches.

C’est l’une des rares écoles en Thaïlande où il n’y a – presque – pas de portrait du roi... Pourquoi la monarchie a toujours eu de si bons rapports avec les écoles catholiques et les a encouragées ?

Oh mais parce que les Frères étaient eux-mêmes des monarchistes convaincus, des conservateurs invétérés ! C’est bien simple, dans nos cours d’histoire on apprenait la Création du monde en sept jours, et puis il semble que le monde se soit arrêté à Louis XVI, voire à Louis XIV ! Frère Hilaire avait coutume de me dire que les penseurs républicains comme Rousseau et Voltaire, étaient allés directement en enfer! Ce n’est que bien plus tard que je les ai lus.

Est-ce toujours l’école des élites thaïlandaises ?

Je crois qu’on parle d’un temps désormais révolu. L’école vit sur sa réputation mais elle n’est plus la référence qu’elle était il y a encore quelques dizaines d’années. A présent ceux qui veulent vraiment une éducation d’excellence pour leurs enfants les envoient à l’étranger ou dans les écoles internationales. Il y a de meilleures écoles, même en Thaïlande, l’Assumption College est un peu à la traîne. Les professeurs thaïlandais ne sont pas très bien payés, ce n’est pas possible d’offrir une éducation de haute qualité dans ces conditions.

Mais les élèves qui sortent du programme anglais ont tout de même un niveau d’anglais supérieur à la moyenne ?

De mon temps tout était en anglais, pour tout le monde, même les mathématiques, alors tout le monde sortait avec un excellent niveau d’anglais. On étudiait le thaï une heure par semaine seulement, les professeurs considéraient sûrement qu’à la maison nous parlions thaï et qu’il n’y avait donc pas besoin de l’enseigner. Même entre nous nous étions censés parler anglais : si on se faisait attraper en train de parler thaï, on devait payer une amende. Aujourd’hui ce n’est plus le cas, le ministère de l’éducation ne permet plus ce genre de choses, un bon enseignement du thaï est obligatoire partout.

On dit que cela reste une excellente école pour tous ceux qui veulent entrer dans les affaires, ne serait-ce que pour les relations qu’on s’y fait…

Aujourd’hui le collège de l’Assomption est, comme toutes les écoles, uniquement tourné vers le consumérisme. Regardez un peu les activités de l’association des anciens élèves. Ils se rencontrent, font des repas entre hommes d’affaires, des fêtes, et des tas de dîners de charité où ils récoltent de l’argent, des sommes astronomiques. Je n’y vais jamais.

Que reprochez-vous au système d’éducation thaïlandais ?

Justement le fait d’être uniquement tourné vers le capitalisme et le consumérisme. L’éducation occidentale aussi est dans l’impasse. Elle est trop abstraite, tournée vers la pure connaissance : « Cogito ergo sum » (je pense donc je suis) mais c’est totalement faux ! Je pense que l’éducation doit aussi remplir un rôle spirituel, nous aider à travailler pour le bien de tous les êtres vivants. C’est pour cette raison que j’ai lancé depuis quinze ans un mouvement en faveur d’une autre forme d’éducation, en partenariat avec des communautés bouddhistes alternatives. Il s’agit notamment d’aller vivre quelque temps parmi les communautés pauvres afin de comprendre leurs problèmes et leurs besoins.

Quelles valeurs sont communes au bouddhisme et au christianisme?

L’amour bien sûr, il me semble que c’est la même chose dans toutes les religions. Jésus Christ est mort pour l’humanité par amour pour elle. Dans le bouddhisme, nous appelons ce sentiment « metta », (NDLR : souvent traduit par « loving kindness » en anglais, parfois par « amour bienveillant » en français, avec un sens très amoindri) Je pense que c’est la même chose. De plus, le christianisme se place du côté des opprimés.

Justement, le bouddhisme, qui se déclare moins ouvertement du côté des opprimés, qui prône l’acceptation, ne favorise-t-il pas l’immobilisme social par rapport au christianisme?

Non, c’est une mauvaise lecture du bouddhisme. L’enseignement essentiel du bouddhisme est que nous avons tous le pouvoir du Bouddha en nous. Ou, pour les chrétiens, que Dieu est en chacun de nous. Il doit nous aider à transformer la société de façon positive. A cause de lectures erronées du bouddhisme, certaines pratiques peuvent favoriser l’immobilisme, c’est vrai.

Prenez par exemple la méditation. Si vous méditez pour vous sentir bien, complètement en paix et heureux avec vous-même, alors vous oubliez une partie essentielle du bouddhisme : la souffrance. Il faut d’abord voir cette souffrance du monde, la comprendre, avant de pouvoir s’en détacher. C’est le premier enseignement bouddhiste.

Pour cela nous devons d’abord comprendre les structures de la violence sociale, de l’oppression. Et les changer de façon non violente, c’est important. En cela, je m’oppose à la doctrine communiste.

(Source: Eglises d'Asie, le 5 juillet 2016)